All is not gold
par Soph
Lorsque la sonnerie du réveil résonna dans la pièce, un bras bronzé jaillit des tréfonds de la couette pour faire taire la maudite invention. Les doigts fins et soigneusement manucurés tâtonnèrent un instant avant de presser le bouton et le silence se fit à nouveau. Un soupir s’échappa, vraisemblablement poussé par la propriétaire de ce bras qui avait prestement rejoint la chaleur des draps. Dans la vague clarté d’une aube augurant une journée pluvieuse, on distinguait des contours fantomatiques : meubles de bois clair, esquisses au fusain aux murs, miroir reflétant un grand lit très bas, quelques vêtements sur un fauteuil, dans un angle. Dans le lit, deux formes dont seules dépassaient les chevelures. Rien que de très normal, en somme.
Prenant garde de ne pas l’éveiller, la jeune femme se dégagea doucement de l’étreinte de son amant. Il avait refermé les bras autour d’elle après qu’elle eut coupé le réveil et elle ressentait le besoin irrépressible de s’étirer. Elle n’était pas du tout du genre à traîner au lit. A peine éveillée, elle sautait généralement sur ses pieds, la tête déjà fourmillante de mille choses à faire. Ce matin-là, elle avait décidé de faire une exception et d’attendre le réveil de son compagnon. Qui sait si, pour une fois, elle pourrait se dispenser de la corvée de préparation du petit-déjeuner ?
Elle se tourna sur le dos et croisa les mains sous sa nuque, les yeux perdus dans la blancheur du plafond. Dans le petit matin blême, encore mal réveillée, elle se laissait porter par des pensées qui sautaient de l’une à l’autre et s’enchaînaient à leur gré sans qu’elle se sentît la volonté de maîtriser quoi que ce fût. Cette impression était infiniment agréable : d’une simple pichenette elle pouvait choisir l’orientation de ses réflexions mais ces dernières avaient une sorte de vie propre : elles s’organisaient et se structuraient d’elles-mêmes. Ce pouvoir extraordinaire du cerveau lui donnait une étrange sensation de vertige.
La puissance, le pouvoir… plus le temps passait et plus elle se rendait compte qu’elle en était avide, que cela avait chez elle l’effet d’une drogue à forte accoutumance. Lorsqu’elle en avait pris conscience, un curieux malaise l’avait envahie, doublé d’un fond de culpabilité… Ca n’avait pas tellement duré et désormais, elle en avait pris son parti et reconnaissait bien volontiers en elle-même qu’elle jubilait en songeant à cette situation.
Lui eut-on dit cela quelques mois plus tôt qu’elle se serait récriée, protestant qu’il y avait erreur sur la personne, qu’elle se sentait parfaitement bien telle qu’elle était, qu’elle n’était animée de nulle soif de pouvoir, qu’elle avait, certes, de l’ambition, mais qu’elle n’était certainement pas prête à tout pour la satisfaire, que ce n’était pas son genre de piétiner les gêneurs, que selon elle, la fin ne justifiait pas les moyens… Et pourtant… Comme quoi, on ne se connaissait jamais si bien que ça…
Il fallait avouer que leur habileté avait été sans égal. « Leur » ?… S’agissait-il bien de « Leur » ou devait-elle penser au singulier ? Après près d’un an à leur solde (elle s’en tiendrait à cette tournure pour le moment…), elle ne connaissait toujours que des bribes du fonctionnement de cette structure tentaculaire. Ce qu’elle savait tenait en quelques courtes phrases. La Commission Adriatique existait depuis plusieurs siècles sans que quiconque ait pu la démanteler entièrement. Elle renaissait sans cesse de ses cendres : écrasée à Milan pour mieux resurgir à Canton, Moscou, Christchurch ou Bangkok. Malgré son importance, ses multiples ramifications et le nombre d’agents impliqués, personne, hormis les membres du premier cercle de dirigeants, ne connaissait la juste portée de ses actes et à quel point elle pouvait être impliquée dans les équilibres géopolitiques. En fait, on en revenait toujours au même : le monde se divisait en deux. Seulement, si dans les westerns spaghettis qu’elle appréciait particulièrement il y avait ceux qui avaient un revolver chargé et ceux qui creusaient, désormais il se divisait plutôt entre ceux qui ignorait totalement l’existence de la Commission Adriatique et ceux qui en avait entendu parlé.
On voyait alors les membres de la première catégorie s’interroger (dans le meilleur des cas !) ou avaler n’importe quelle explication quant aux raisons de telle insurrection dans un bout du monde inconnu ou encore sur le pourquoi du rachat de telle société par telle autre au détriment de quelques centaines d’emplois. Dans la seconde catégorie, on trouvait des gens avisés qui prenaient la donnée « Commission Adriatique » en compte, aussi bien que le cours du dollar ou les variations du Nikkei, tandis que certains cédaient à la paranoïa la plus primaire : le réchauffement de la planète ? Un coup de la Commission ! L’ascenseur de leur immeuble en panne ? La Commission encore ! Leur chat disparu ? La Commission toujours… De temps à autres, un de ces excités avait la mauvaise idée de vouloir faire étalage de ses déductions… Une variante étonnamment virulente de la grippe aviaire, un incendie du domicile ou une chute malencontreuse dans les escaliers avaient vite raison de ces velléités de bavardage.
Depuis qu’elle avait découvert la Commission et qu’elle avait intégré ses services, la jeune femme s’amusait de ces coïncidences et admirait la maîtrise et la discrétion de ses employeurs… En fait, à la réflexion, c’était la fascination plus que la peur qui l’avait conduite là où elle était. Oh, bien entendu, la peur aurait sans doute suffit à la faire entrer dans le rang : elle risquait trop à refuser cette alliance, mais finalement la situation, elle devait bien le reconnaître, la passionnait. Evidemment, au début, ça avait été très dur de s’entendre dire qu’elle avait été manipulée durant plusieurs mois avant d’être abordée de front. Elle s’était révoltée, avait hurlé, tempêté, en apprenant que la ruine de sa carrière n’était que le fruit d’un plan méticuleusement préparé et exécuté, destiné à la priver de tout soutien, de toute opportunité professionnelle. Quand ce type avait débarqué chez elle, puant la satisfaction, elle s’était promis qu’il en ressortirait mortifié, se disant naïvement que s’il n’avait jamais entendu un non ferme et définitif de sa vie, elle serait la première à lui faire comprendre le sens de ces trois lettres… Une heure plus tard, il ressortait de l’appartement, le même esprit de sourire aux lèvres. Il n’avait pas élevé la voix une seule fois durant leur entretien. Il avait juste été imparable. Preuves à l’appui, il lui avait démontré de façon limpide qu’elle faisait déjà partie de l’organisation. Dans le plan A, elle y mettait du sien et en tirait de substantiels bénéfices ; dans le plan B, elle n’était qu’un pion dont on se débarrasse quand il n’a plus d’utilité ou devient un poids mort.
Elle n’était pas idiote et à choisir entre la peste et la rage, elle avait rapidement opté pour la seconde… le sérum antirabique n’avait pas été inventé pour rien, après tout ! Bien évidemment, depuis lors, elle avait connu quelques nuits sans sommeil, prise de remords, nostalgique de la simplicité et de la limpidité de son ancienne vie mais au fur et à mesure que le temps passait et qu’elle prenait de l’assurance dans sa nouvelle fonction, ces sautes d’humeur devenaient moins fréquentes, moins angoissantes. Elles se faisaient d’autant plus rares qu’elle avait fini par se persuader totalement qu’elle avait été fair-play et leur avait laissé une chance. A demi-mot et à plusieurs reprises, elle les avait prévenus qu’elle était une inconnue, qu’ils ne pouvaient pas se fier à elle, que tout le monde avait son lot de fantômes et sa part d’ombre... Aucun d’entre eux n’avait compris ou voulu comprendre. Ils avaient tourné en dérision ses remarques. Tant pis pour eux, désormais, il était trop tard.
Avait-elle fait le bon choix ? C’était une question qui l’avait taraudée sans relâche au début, désormais, sa conscience avait abdiqué ; par contre, elle essayait assez fréquemment de s’imaginer dans cinq, dans dix ans… C’était assez difficile. Selon l’humeur du jour, elle s’imaginait convaincre son amant de rejoindre la Commission… Difficile à croire… Peut-être trouverait-elle les mots ? Malgré sa trahison et le fait qu’elle le manipule allégrement, elle l’aimait bien dans le fond et aurait préféré qu’il passe du bon côté… Elle sourit en songeant que peu de gens qualifieraient ce côté de « bon »… Son sourire s’éteignit alors qu’elle reprenait le cours de ses pensées. Dans le fond, elle savait très bien qu’il aurait été plus facile de contraindre la lune et le soleil à cohabiter que d’entraîner le jeune homme à sa suite : il était trop droit sous son faux opportunisme et sa désinvolture…
Tant pis, il ne mourrait pas dans son lit entouré de ses petits-enfants… Après tout, il ne serait pas le premier à qui ça arriverait, la vie est tellement imprévisible. Elle n’avait aucune difficulté à visualiser la scène.
Cela se déroulait un jour d’hiver… Inutile de chercher pourquoi, c’était comme ça, sans doute parce qu’elle aimait cette saison : un de ces jours d’hiver froids et ensoleillés dont l’air glacé vous brûle les joues et les poumons et durant lesquels il est pourtant vain de vouloir rester enfermé tant le plaisir de voir le soleil briller est intense. Elle avait rendez-vous avec son contact dans un lieu donné, chez elle assez souvent. Il arrivait, comme toujours engoncé dans son long manteau de laine noire, une écharpe claire autour du cou, les mains au fond des poches, ses yeux bleus brillant d’un éclat glacé.
- « Il est temps de faire évoluer la partie. Notre ami commun a fait son temps. » énonçait-il, du ton dont il aurait usé pour demander un café noir serré.
- « Quand et comment ? »
Elle se renseignait, pragmatique, froide en apparence, bouillonnante à l’intérieur. L’adrénaline envahissait son corps entier. Ses oreilles bourdonnaient, son rythme cardiaque s’accélérait et ses poings se serraient… Réactions qui auraient pu passer pour de la peur, de l’affolement et qui n’étaient en fait que le fruit de l’excitation, de l’attente… Celles d’un chasseur à qui on aurait enfin désigné sa proie.
Il souriait avant de répondre, fier de sa recrue.
- « Aussi vite que possible, nous avons un coup intéressant à jouer en faisant vite. Dès que vous serez seuls tous les deux, je vous conseille le tête-à-tête chez lui, ça évitera que votre domicile devienne une scène de mort violente qui amènera forcément son lot de flics… On n’est jamais trop prudent. »
Elle hochait la tête, consciente de la sagesse de cette remarque et continuait :
- « Et le moyen ? »
Il sortait un flacon d’une poche et le lui tendait.
- « Injection de soude. L’hypernatrémie consécutive est largement suffisante pour démolir l’équilibre osmotique de l’organisme et conduire le patient tout droit au coma profond en quelques instants. Et si ça ne suffit pas, le dérèglement métabolique qui ne manquera pas d’en découler complètera le tableau. »
- « Qu’est-ce qu’il se passe ensuite ? »
- « Paniquée, vous appelez les pompiers, bien entendu, et vous expliquez que vous l’avez trouvé comme ça en entrant. »
- « Et la trace de l’injection ? Qui dit mort suspecte dit autopsie… N’importe quel légiste un tant soit peu compétent remarquera la trace de piqûre… »
Il souriait à nouveau… Peu à peu, elle comprenait qu’il s’agissait d’un test et la pertinence de ses questions prouvait à son interlocuteur qu’elle était à la hauteur. Elle en ressentait une étonnante fierté. A nouveau, il plongeait une main dans sa poche et en extrayait une petite boite plate et allongée en inox. Il la lui passait. Dans un logement de mousse synthétique, une petite seringue reposait. L’aiguille était étonnamment fine. Elle levait un regard intrigué vers son vis-à-vis qui expliquait :
- « Vous avez entre les mains ce qu’on fait de mieux en terme de discrétion. Si vous piquez proprement dans la nuque, derrière l’oreille ou sous un ongle, vous obtiendrez des marques extrêmement discrètes. Mieux encore, si vous en avez l’opportunité, et je ne doute pas que vous soyez à même de l’avoir, je vous recommande d’effectuer l’injection dans la région pubienne : compte tenu de la vascularisation élevée de cette zone, l’action sera quasi instantanée et la trace que piqûre aura toutes les chances de passer inaperçue… »
- « Toutes les chances ? » soulignait-elle, méfiante
- « On n’a rien sans rien. » Faisait-il en haussant les épaules avant de poursuivre : « Le risque est zéro n’existe pas, mais il est minime si vous faites disparaître la seringue. Revendez-là ou offrez-là au premier junkie que vous croiserez, ce n’est pas ce qui manque dans cette ville… »
- « Bien entendu… »
- « Il va de soi que votre infiltration ne prend pas fin et que nous comptons sur vous pour consoler de votre mieux les survivants… »
Elle hochait la tête, comprenant parfaitement quelle pouvait être l’étendue de la consolation à apporter… Après tout, entre les deux, son cœur avait bien balancé un certain temps et ce ne serait qu’un juste retour des choses… Elle imaginait sans peine… elle, la fiancée éplorée, lui, l’ami fidèle, cherchant l’un chez l’autre le souvenir du disparu tant aimé, le besoin de réconfort, la peine… et, une chose en entraînant une autre, il deviendrait son nouvel amant… Un bon moyen de prendre encore plus de pouvoir dans ce noyau si soudé pour mieux le faire imploser le moment venu.